Skateboard

Il les regardait. Il se contentait de les admirer sans oser prendre part à leur bande. Il ne ressentait pas vraiment de timidité, mais il ne se voilait pas la face : il était un étranger. D'ailleurs, certains lui jetaient des coups d'oeil en coin. "Mais qu'est-ce qu'il fait là ?" "C'est qui ce mec ?" "Il a un skate bizarre... Tu crois qu'il veut venir ou pas ?" Pas forcément méchants. Mais intrigués, possessifs de leur lieu, et pour certains très imprompts à la rencontre.
Il portait la tenue de base : un T-shirt sombre trop grand, un jean marron et des baskets de marque. Il était brun, des yeux marron, taille moyenne, un garçon ordinaire. Mais un étranger tout de même. Les autres aussi étaient des garçons ordinaires, et pourtant, il y avait quelque chose de différent entre eux, quelque chose qui ne collait pas.
Quelques uns dans la bande louchaient sur son skate. Il le tenait verticalement sur son pied droit. Une vieille planche, toute écaillée, qui hésitait entre une noblesse passée et un aspect simplement miteux et démodé. Elle était peinte du drapeau américain. Mais l'on sentait que ce drapeau était bien antérieur à ceux que l'on avait vu fleurir partout dus à la mode de l'an passé. Quand on s'y penchait, on s'imaginait que ce skate devait posséder toute une histoire familiale, bien que rien ne le laissât particulièrement supposer. Dans les yeux de la bande se mélangeaient volutes d'une vague envie ou d'un pâle mépris.
Il continuait de les observer. Sans bouger, toujours. Aucun mouvement depuis tout à l'heure. Eux hésitaient entre leur envie de l'ignorer pour continuer leurs figures en toute tranquillité et leur pulsion interrogatrice qui faisait se froncer leurs sourcils. Cette manière de les fixer les dérangeait. Ils avaient presque envie de lui crier "Dégage !" mais après tout, il ne faisait rien de mal... Et puis, il restait à une distance raisonnable. Mais il aurait suffi d'un seul mouvement, un seul pas en avant, pour qu'ils s'arrogent aussitôt le droit de l'apostropher.
Son visage était absolument impassible, et pour un peu on se serait demandé si la moindre pensée lui traversait l'esprit. Il paraissait presque dur. Comme une pierre, mais là n'était pas seulement une formule réutilisée : ces traits réguliers et ces joues rondes évoquaient inexplicablement un grand rocher gris, contre lequel, si on avait frappé, on se serait tordu la main.
Puis son expression changea légèrement ; à présent, il laissait entrevoir quelques émotions. Il avait l'air un peu attristé, légèrement blessé de cette solitude face à une joyeuse bande d'amis qui avait pris le petit skate-parc de quartier comme son terrain de jeux. Une évidente envie d'en faire partie croissait sur son visage. Mais il était résigné. Il ne ferait pas partie de leur gang. Il devait se faire du mal tout seul en restant là, debout droit comme un i, à les regarder.
Le temps n'en finissait pas de passer. La situation restait figée. Cette scène ne connaissait pas d'évolution, et elle aurait pu s'interpréter de dizaines de façons différentes. Tout aurait dépendu de l'imagination d'un éventuel spectateur, qui préfèrerait un happy end ou une baston, peut-être même une fin en questionnement ? 
Mais il n'y avait personne pour regarder.
C'était une belle fin d'après-midi ensoleillée d'été. La lumière commençait à baisser et la température devenait supportable, tout en restant incroyablement chaude ! Un petit skate-parc de banlieue. Un sol rêche en béton, une pelouse desséchée, rase, et quelques arbres bas amis de lampadaires. Une scène peu extraordinaire pour briser la monotonie de l'été en ville.

Céline Monmon